Data Dandy Digest (Reloaded)

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Deux lectures studieuses de l'été :

>Max Larson, Computer Center Sabotage, 1968–1971: Luddism, Black Studies, and the Diversion of Technological Progress. boundary 2, 1 November 2023; 50 (4): 195–226. doi: https://doi.org/10.1215/01903659-10694281

L'historien des cultures numériques Max Larson signe un chouette article à la thèse contre-intuitive : lorsque les étudiants américains des années 60-70 détruisaient des ordinateurs ce n'était pas tant pour contester l'utilisation de cette nouvelle technologique que pour revendiquer des droits sociaux en faveur des communautés noires et latinos. Les partisans comme les détracteurs de ces incidents ont eu tendance à les décrire de manière incomplète : comme le symptôme d'une guerre généralisée contre la technologie. Cet essai propose un compte-rendu plus fidèle au contexte de l'époque, démontrant que cette brève mais intense vague de sabotage de centres informatiques était complexe et, franchement, plus intéressante qu'un mauvais coup de technophobie. S'il était clairement dirigé contre les ordinateurs, le sabotage avait souvent moins à voir avec l'informatisation elle-même qu'avec l'impérialisme et l'injustice raciale. Les saboteurs ont ciblé les collaborations informatiques entre les universités et le ministère de la défense et ont pris des ordinateurs en otage en échange d'un soutien accru aux étudiants noirs. Cela ne signifie pas que les ordinateurs eux-mêmes n'ont rien à voir avec le sabotage des centres informatiques. Au contraire, cela nous pousse à repenser la manière dont les ordinateurs et autres dispositifs techniques deviennent des objets politiques.

L'article raconte notamment la célèbre prise de l'ordinateur de l'Institut Courant en mai 1970. En 2015, le New York Times a relaté cet incident dans un article intitulé "The Mathematicians Who Saved a Kidnapped N.Y.U. Computer" (Barron 2015). L'ordinateur en question était un CDC 6600, un ordinateur central pesant six tonnes et coûtant, à l'époque, au moins 2 millions de dollars. Il appartenait à la Commission de l'énergie atomique, qui l'avait loué à l'Institut Courant des sciences mathématiques de l'université de New York. Les ravisseurs étaient un groupe d'environ 150 étudiants qui avaient envahi le bâtiment, évacué le personnel, saisi l'ordinateur et exigé que l'université verse une caution de 100 000 dollars aux Panther 21, un groupe de Black Panthers accusé d'avoir conspiré pour faire exploser plusieurs bâtiments à New York. Les occupants ont gardé l'ordinateur de l'Institut Courant pendant deux jours jusqu'à ce que, n'ayant pas réussi à obtenir une rançon, ils abandonnent et quittent les lieux. L'affaire semblait alors terminée. Mais lorsque deux mathématiciens sont retournés dans le bâtiment libéré pour en inspecter l'état, ils ont constaté que la porte de la salle des machines ne pouvait pas être ouverte. En regardant par une fenêtre au-dessus de la porte, ils ont vu plusieurs bidons de napalm artisanal posés sur l'ordinateur. Sur le sol, une mèche allumée se dirigeait lentement vers les bidons. Les mathématiciens ont trouvé un extincteur et — l'un d'entre eux orientant la buse sous la porte et l'autre regardant par la fenêtre pour donner des conseils — ils ont réussi à arrêter la mèche avant qu'elle n'atteigne le napalm.

>David Golumbia; The Critique of Cyberlibertarianism. boundary 2, 1 May 2024; 51 (2): 5–18. doi: https://doi.org/10.1215/01903659-11083817

Dans son ouvrage à paraître Cyberlibertarianism (University of Minnesota Press, 2024) dont j'ai lu un extrait, David Golumbia affirme que le libertarisme informationnel — une croyance que la technologie numérique échappe ou devrait échapper à la supervision des gouvernements (démocratiques), c'est-à-dire à la souveraineté politique démocratique — est foncièrement une pensée de droite, ou plus précisément, une pensée anti-démocratique qui de par son ambiguïté a aussi séduit une gauche déçue par l’action des Etats. Plus précisément, comme l’écrit Golumbia :

“L'un des principaux effets du cyberlibertarisme est de minimiser ou d'éliminer complètement le pouvoir des gouvernements démocratiques de choisir les technologies qui correspondent ou non à notre vision d'une société bonne et saine. Dans la pratique, cela signifie qu'il faut faire taire ou complètement étouffer les voix de ceux qui insistent sur le fait que les démocraties doivent avoir le pouvoir de décider quelles technologies sont bonnes pour leurs citoyens, et que pour que la démocratie ait un sens, il doit y avoir des mécanismes politiques réels (législatifs, réglementaires, judiciaires) par lesquels les démocraties exercent ce pouvoir au-delà de ce que le cyberlibertarianisme recommande, c'est-à-dire presque exclusivement des marchés libres déréglementés”. (p.9-10)

Pour les penseurs du libertarisme informationnel (on pense à la Déclaration d'indépendance du cyberespace de John Perry Barlow), les structures politiques classiques de la démocratie sont vues comme des barrières à l’expression d’un pouvoir personnel et à la réalisation de soi : c’est donc une vision foncièrement individualiste de la liberté qui s'exprime et s'avère d'ailleurs en contradiction avec la volonté de construire des communautés pourtant promue par ces mêmes penseurs. En cultivant un ensemble de concepts ambigus ("open source", digital rights, privacy, etc.) ce libertarianisme a ouvert la voie à ce que ses concepts soit réinvestis par des forces anti-démocratiques, ou inversement en reprenant des concepts issus du libertarisme de droite, la gauche n’a pas compris ses propres positions comme étant anti-démocratiques, comme l’explique Barlow: 

“Ce type de langage [celui de libéralisation de l'information] est omniprésent non seulement dans les écrits de personnalités ouvertement de droite comme Eric Raymond, Paul Graham et Peter Thiel, mais aussi dans ceux de personnes ayant nominalement des tendances politiques de centre gauche comme Clay Shirky et Yochai Benkler. Ces derniers auteurs prennent souvent pour acquis les définitions de droite de la liberté sociale, du rôle du gouvernement et du rôle des institutions, tout en accordant à l'occasion un intérêt, essentiellement de pure forme, aux objectifs politiques des non-libertaires.”

Un projet qui vaut le détour :

>Data-Workers.org, La montée du néolibéralisme en tant que paradigme politique dominant dans les années 1970 et l'émergence du capitalisme de plateforme au XXIe siècle ont entraîné l'apparition de nouveaux secteurs d'emploi et une diminution du nombre relatif de travailleurs employés dans des emplois traditionnels de la classe ouvrière. Le travail sur les données, c'est-à-dire le travail qui consiste à produire des données pour les systèmes dits "intelligents" apporte non seulement des formes d'exploitation sans précédent, mais aussi, et c'est essentiel, des possibilités d'organisation et de résistance dans les économies en réseau à l'échelle mondiale.

Data Workers.org est un projet communautaire dans lequel les travailleurs des données se joignent à des chercheurs pour mener leur propre enquête sur leurs lieux de travail respectifs. L'enquête vise à approfondir la tradition de la recherche participative communautaire en donnant aux travailleurs des données les moyens de guider l'orientation de la recherche, de sorte qu'elle soit orientée vers leurs besoins et leurs objectifs de renforcement du pouvoir sur le lieu de travail.

Un des rapports écrit dans le cadre du projet m'a paru particulièrement édifiant de par sa description des conditions de travail des travailleurs du clics au Kenya : "Content Moderation: The harrowing, traumatizing job that left many African data workers with mental health issues and drug dependency" par Fasica Berhane Gebrekidan.

Un film que j'ai aimé :

>Problemista, Julio Torres, 2023 — l'histoire d'Alejandro, aspirant designer de jouet, navigant dans la bureaucratie de la renouvellement de son visa. Alejandro travaille comme gardien chez FreezeCorp, une entreprise qui cryogénise les gens afin de les réveiller dans le futur, bien qu'elle ne dispose pas encore de la technologie nécessaire pour le faire. Il est chargé de surveiller l'artiste cryogénisé Bobby. Alejandro débranche accidentellement et brièvement la machine de Bobby et est licencié ; il risque donc d'être expulsé s'il ne trouve pas de sponsor pour son visa de travail dans les 30 jours. Alejandro rencontre alors la critique d'art Elizabeth, femme excentrique de Bobby (joué par la tordante Tilda Swinton), qui se bat pour payer les soins de son mari. Elle est inspirée par l'idée d'exposer les œuvres de Bobby et engage Alejandro en tant qu'assistant indépendant, en lui promettant un parrainage à l'issue de l'exposition.

Julio Torres a aussi une série sur HBO, Fantasmas, qui se déroule dans le même univers mais qui s'avère encore plus surréaliste et queer.

La chanson de l'été que j'écoute en boucle : Charli XCX — Rewind

Le son classique que je peux écouter en boucle : Rebound X - Rhythm 'N' Gash

Le mème de la semaine :

à plus !